4 / la question /
qui dit "je" en nous
Celui qui croit être lui-même est dans l'erreur,
Moi je suis divers et je ne m'appartiens pas.
Fernando Pessoa
Dans Fragments posthumes, Nietzsche, parle du corps comme d'une « collectivité inouïe d’êtres vivants », d'une entité plurielle composée d’« esprits », d’« âmes » ou de « forces » en perpétuelle interaction. Il formerait une « aristocratie » au sens où certains êtres du corps sont dominants et d’autres dominés. Pour lui, ce n’est pas la conscience qui détermine le corps, mais bien le corps qui détermine l'esprit. Au dedans, ça frétille, ça s’agite.
Des rapports de force s'entremêlent en permanence. À chaque instant, nous hiérarchisation provisoirement l'activité jusqu'à la nouvelle donne, nous vivons d'équilibres précaires.
L'étude des rythmes biologiques du corps tend à montrer que celui-ci est effectivement une assemblée de processus différents plus ou moins bien coordonnés au moyen d'horloges biologiques associées à chaque processus. Chaque horloge est liée à des cycles de protéines : un gène produit une protéine, celle-ci s'accumule jusqu'à atteindre un seuil puis rétroagit sur le gène en saturant ses récepteurs et inhibe sa propre production, ce qui débouche sur une oscillation cyclique. Ainsi, l'organisme est truffé de petits pendules chimiques qui font office d'horloges pour différents processus biologiques. Ces horloges sont recalées chaque jour par le cycle lumineux et d'autres informations extérieures, et elles sont aussi liées entre elles par le biais de protéines partagées, ce qui finit par donner un fonctionnement d'ensemble assez cohérent.
Pourtant le pouls, la respiration, l'appétit et l'ovulation sont des activités fondamentalement juxtaposées, comme les arbres d'une forêt, et suivent leur propre temporalité. Pas étonnant que chaque être humain présente des visages différents selon les heures de la journée ou le moment de l'année - des visages biologiques différents, ainsi que les visages caractériels qui en découlent. Quant au cerveau, il combine lui aussi des dizaines de cycles bio-chimiques dont les phases se combinent ou se relaient l'une l'autre, laissant apparaître des formes de conscience très variables au cours du temps. Et parfois des états psychiques si différents qu'on les ressent comme des personnalités différentes.
Le corps et le cerveau ne sont pas les seuls à osciller. L'environnement nous sculpte de l'extérieur. Ceux qui en sont le plus directement conscients sont les voyageurs – pas les touristes qui se déplacent tout en transportant l'essentiel de leurs repères – les voyageurs, ceux qui acceptent de se laisser transformer. Sylvain Tesson, grand voyageur et écrivain, le vit intensément : « Chaque fois que je reviens d’un voyage ou d’une expédition, j’ai l’impression d’être un autre. Si le voyage n’opère pas sur vous cette mue, alors il n’aura servi à rien ; il ne s’agit que d’une vaine consommation de territoires et de paysages. En ce qui me concerne, je pense être assez plastique ; les pays, les atmosphères déteignent sur moi.
D’ailleurs, je construis les voyages ainsi, j’essaie de les organiser comme des métamorphoses. À chaque fois, je m’efforce de m’adapter à un milieu, de jouer au caméléon. J’ai traversé l’Asie centrale à cheval, donc je me suis transformé pendant un temps en cavalier des steppes.
J’ai habité pendant six mois au bord du lac Baïkal dans une cabane forestière , donc j’ai vécu à la manière d’un bûcheron russe.
Il y a du jeu là-dedans, de l’artifice, mais c’est aussi une nécessité. Pour tenir le coup dans des biotopes hostiles, mieux vaut emprunter les modes vestimentaires et alimentaires, les moyens de transport de leurs habitants.
Peu à peu, vous vous rendez compte que ce qui n’était au départ qu’une mascarade, vous influence, produit en vous des réflexes, des tics de pensée, des comportements inédits.
Tout ceci participe de ce sentiment que le voyage est une vie à part, avec une mort programmée, l’arrivée. » Si certains voyagent pour avoir plusieurs vies, d'autres vivent pour faire plusieurs voyages – dans leur tête. C'est en tout cas le privilège de ceux qui ne se sentent pas assignés à résidence dans leur personnage et visitent plusieurs contrées psychiques. Quittant leur port d'attache sans épouvante, ils vagabondent par cabotage parfois jusqu'aux antipodes d'eux-mêmes. Mais eux-mêmes, c'était qui déjà ?
Rien de fixé, chacun d'entre nous peut être pourvu de terrains vagues et donner droit au fait d'être autre, s'étoffer plutôt que s'étouffer, collectionner les
versions de soi, les carrefours entre une vie et une autre, travailler en équipe, assurer un défilé, devenir kyrielle, changer de chanson, de registre, d'accent, de ton, de délire, de
plaisirs.
Romain Gary, Émile Ajar, Fosco Sinibaldi, Shatan Bogat, sont des hétéronymes de Romain Kacew.
« S'il y a quelque chose qui ouvre des horizons, c'est justement l'ignorance. »
Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos, Bernardo Soares, hétéronymes de Fernando Pessoa.
“Les choses n'ont pas de signification : elles ont une existence.”
R.Mutt, Rrose Sélavy photographiée par Man Ray sont deux pseudonymes de Marcel Duchamp
« L'art est un jeu entre tous les hommes de toutes les époques. »
Lucide
Celui qui croit être lui-même est dans l'erreur,
Moi je suis divers et je ne m'appartiens pas.
Fernando Pessoa
Beaucoup
Car voyez-vous il y a dans le cœur plus de dix mille êtres, et JE n'est qu'un être et il y en a d'autres mais les hommes ne le comprendront jamais.
Antonin Artaud
Bigarré
La variété est la seule excuse de l’abondance. Nul homme ne devrait laisser vingt livres à moins de pouvoir écrire comme vingt hommes différents.
Fernando Pessoa
Évident
En hébreu ancien, le singulier du mot visage n'existe pas, chacun en a de nombreux.
Erri De Luca
Pour commencer
Il y a au moins trois êtres en moi : un contemplatif, un homme d'action, et le troisième attend le moment opportun pour se manifester.
Dany Laferrière
Ruche
Je me sens comme un essaim.
Henri Michaux
Un monde
Je sentis à nouveau cette pullulation dont j'ai parlé. Il me sembla que le jardin humide qui entourait la maison était saturé à l'infini de personnages invisibles. Ces personnages étaient Albert et moi, secrets, affairés et multiformes dans d'autres dimensions du temps.
Jorge Luis Borges
Un peu de tout
Je n'étais pas un seul homme, mais le défilé d'une armée composite où il y avait, selon les moments, des passionnés, des indifférents, des jaloux.
Marcel Proust
Étiquettes
J'ai mis en Caeiro tout mon pouvoir de dépersonnalisation dramatique, j'ai mis en Ricardo Reis toute ma discipline intellectuelle revêtue de la musique qui lui est propre, j'ai mis en Alvaro de Campos toute l'émotion que je n'accorde ni à la vie, ni à moi-même.
Fernando Pessoa
Renouvellement
L'individu humain n'est pas un effet mais un ensemble d'effets, un club ou une académie dont les membres varieraient continuellement, parce que certains démissionnent, d'autres leur succèdent.
Carlo Emilio Gadda cité par Adam Thirlwell
Rétrécissement
Elle devenait une femme, une, et elle en avait contenu tant, et moi je les avais connues.
Erri De Luca
Agacement
Il ne supporterait pas sa permanence plus longtemps, en rentrant il exigerait qu'elle s'amende et que dès demain, chez les Pierrot, elle apparaisse enfin comme une créature à multiples facettes.
Régis Jauffret
Erreur
J'avais devant moi un millier de vies et je n'en ai pris qu'une.
Cees Nooteboom
Ça vient
Cette foule en moi, tout au fond, à peine visible.
Franz Kafka
Société
Notre avenir n'est pas tracé, nous nous modifions beaucoup trop, nous sommes chaotiques, et je me dis parfois qu'à notre mort nous laisserons derrière nous la myriade de cadavres de tous ces gens que nous avons été pleinement, mais l'espace d'un instant, d'une semaine ou de quelques années.
Régis Jauffret
Adopter
Le « schizophrène réussi » est celui qui ne dramatise pas ses éparpillements, mais s'en réjouit sans s'y embourber.
Luis de Miranda
Réconcilier
J'étais rempli d'eux. J'avais cessé d'être mal rempli. Tout était parfait.
Henri Michaux