1 / LE Processus / LA pensée en archipel

Il ne suffit pas de dire : Vive le multiple.

Le multiple, il faut le faire.

 

 Gilles Deleuze et Félix Guattari


Quelles formes dessinent le monde d'aujourd'hui ?

Jusqu'au XVème siècle, les connaissances humaines se déploient en partie grâce à l'observation mais surtout par l'opinion. Aristote décrète que le monde est composé de quatre éléments, eau, air, terre, feu. Galien divise l'âme en trois centres psychiques qu'il localise dans le cerveau, le cœur et le foie. Etc. Puisque la force de la tradition compte plus que l'expérience, des foules d'opinions de ce type s'énoncent, s'affrontent et se transmettent pendant des siècles, brouillant sans relâche le champ de la connaissance.

 

Puis vient la méthode scientifique qui ne préjuge pas mais pose une question et cherche un dispositif expérimental capable d'apporter une réponse. C'est Galilée qui fait rouler une bille sur un plan incliné en comptant les battements de son cœur (l'ancêtre du chronomètre) et trouve les lois du mouvement. C'est Lavoisier qui mesure pour la première fois des réactions de combustion et découvre la loi de conservation de la matière. Des foules de résultats de ce type sont découverts, s'accumulent et servent de jalons dans le champ de la connaissance.

 

L'avantage des observations et résultats scientifiques, c'est qu'une fois bien vérifiés et confirmés, on ne peut plus s'en débarrasser. Quelle que soit la théorie que l'on construira, elle doit passer par ces points.

En 1991, le scientifique géorgien David Lordkipanidze découvre sous un village médiéval un site préhistorique doté de restes d'hominidés. Après plusieurs années d'analyses, de comparaisons et de vérifications, plus de doute: ces hominidés sont du genre Homo erectus et vivaient là il y a 1,8 millions d'années. Cela bouscule totalement le scénario des migrations hors d'Afrique. Déjà, trois découvertes en Chine avaient repoussé à 900 000 ans la sortie d'Homo Erectus hors d'Afrique. Cette fois, il faut doubler la mise.


Le dessin que l'on avait tracé pour relier tous les fossiles jusque-là découverts ne fonctionnait plus. Mais pas moyen de tergiverser. Ce crâne était réel. C'était une île de plus qui venait d'apparaître et qui reconfigurait l'archipel. On a revu la théorie.

 

Le 1er octobre 2014, un point lumineux apparaît dans l'hémisphère sud. Il grossit pendant 2 minutes 30, puis disparaît en quelques heures. Ce point brille dans les longueurs d'ondes X et est détecté par hasard, grâce à un télescope qui pointait par là pour d'autres raisons. 115 photons au total, et rien qui corresponde à un scénario connu. L'origine du signal est une galaxie qui se trouve à 10,7 milliards d'années-lumière, ce qui veut dire que l'événement dont ce petit signal est la trace a dû être cataclysmique. Mais compte-tenu de tout ce que l'on sait déjà en astronomie, on peut être sûr que ce n'est pas un magnétar, ni une naine blanche en train de flamber, ni une chute d'astéroïde sur une étoile à neutrons, ni une explosion d'étoile super-massive. Mais alors quoi ? Un cataclysme encore jamais observé ni modélisé ? Un fait nouveau, une île, a surgi dans l'océan noir du ciel austral. À nous de l'inclure dans la théorie.

 

L'archipel est la forme même du monde tel que nous le percevons aujourd'hui.

Tant les galaxies que les planètes, les écosystèmes, les êtres vivants, les cultures ou les villes sont des constellations d'éléments stables en relations constantes. Relations bien plus nombreuses et complexes qu'on ne le pensait, comme le montre par exemple la communication entre les plantes dont on commence à peine à découvrir les mécanismes. Établir la dentelle du dessin qui relie ces différents éléments du monde est un exercice stimulant et hasardeux, provisoire et transformant, multiple et équilibrant – c'est l'objet même de toute recherche fondamentale.

 

Les artistes, eux, ont le privilège de façonner leur propres îles, et d'en créer de nouvelles quand bon leur semble. Ils pratiquent l'archipélisme flottant – tout comme la plupart d'entre nous dans nos vies. Ils dispersent les axes uniques, préfèrent les formes évolutives et multipolaires, les éclatements de comète, l'ironie de l'azur, le point de chute en points multiple, la visée gorgée de repères, l'enrichissement progressif du réel.


Pour le dire autrement

Atlas

La propension archipélique soutient le divers du monde.

Édouard Glissant

 

Rapports

Créer, ce n’est pas déformer ou inventer des personnages ou des choses. C’est nouer entre des personnages et des choses qui existent et telles qu’elles existent, des rapports nouveaux, c’est retoucher du réel avec du réel.

Robert Bresson cité par Laplantine

 

Réarrangement

Chaque chose séparée est pleine. La toile est pleine avant même que je commence à peindre, et l'âme de Dawn était pleine le jour de sa naissance, et ce qu'on y ajoute ne doit jamais encombrer cette plénitude ni la rendre confuse, seulement réarranger ce qui s'y trouve déjà.

Nancy Huston

 

Beauté

J'appelle donc beau tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l'idée de rapports. Denis Diderot

 

Composer

Aujourd’hui, on a accès à plus d’éléments qu’à n’importe quelle autre époque. La question, c’est d’en faire une nouvelle cohérence.

Kenneth White

 

Touches

La pensée archipélique est une pensée de l'essai, de la tentation intuitive, qu'on pourrait opposer à des pensées continentales, qui seraient avant tout de système.

Édouard Glissant

 

Perspective

La difficulté philosophique que présente le voir-comme vient du fait étrange que, à première vue, si l'aspect change, la chose qui est vue ne change pas. C'est la même plaisanterie, le même poème, la même peinture ou le même morceau de musique qui est tantôt un comportement incompréhensible, des mots sur une page, des taches sur une toile ou une bruit incohérent, et tantôt (lorsqu'on comprend) drôle, émouvant, beau ou merveilleusement expressif.

Ray Monk

 

Charnière

Ce qui est incompréhensible, c'est que rien n'a changé, et que pourtant tout a changé. Ludwig Wittgenstein

 

Rétroaction

Le passé est constamment réinterprété, comme le premier chapitre d’un roman à la lumière des suivants. Jeremy Campbell

 

Puzzle

Une molécule peut être vue comme une combinaison de formes.

Alain Prochiantz

 

Dynamique

Une œuvre musicale radicalement interprétée est un espace dans lequel des contenus et des idéaux transitent et ne restent pas. Ce qu'elle enseigne, c'est avant tout la structure dynamique du sens, le fait que le sens ne se donne pas, dans la modernité, comme un lieu stable, mais comme une galaxie incertaine de planètes qui tournent continuellement.

Alessandro Baricco

 

Échafaudage

Le « moment poétique », c'est tout juste un rassemblement de données qui tiennent ensemble dans un état mental instable et difficilement appropriable. L'œuvre est alors un pur moyen, quelque chose comme un échafaudage qui n'a pour fonction que de nous ménager un accès et qui n'a plus ensuite de raison d'être.

Laurent Jenny

 

Grumeaux

Son hétérogénéité est celle du mille-feuilles, la pâtisserie la plus difficile à entamer, résistant à la fourchette par son hétérogénéité même.

Michel Thévoz

 

Nature vivante

Copier les objets dont se compose une nature morte n’est rien. Ce qui importe, c’est d’exprimer la sensation qu’ils vous inspirent, l’émotion que suscite l’ensemble, les relations entre les objets représentés, le caractère spécifique de chacun d’eux, modifié par ses rapports avec les autres, le tout entrelacé comme une corde ou un serpent.

Henri Matisse

 

Toile

L'archipel est diffracté, fractal, nécessaire dans sa totalité, fragile ou éventuel dans son unité, passant et demeurant, c'est un état du monde.

Édouard Glissant

 

Même soi

Je suis fait de pièces qui peuvent entrer dans bien des mécanismes ;

et d'éléments qui composent une infinité de combinaisons.

Paul Valéry

 

Cela ne se totalise pas,

ça se multiplie et ça multiplie.

Gilles Deleuze